mardi 25 octobre 2011

Frôler la vie

J'avais quitté ma ville pour la capitale, afin de me rendre à un entretien très important. Il n'avait pas été concluant mais j'avais décidé de rester tout de même encore un peu. J'avais quelques économies en réserve, assez pour tenir au moins deux semaines. Je savais pourtant qu'il aurait été plus raisonnable de garder cet argent pour autre chose, mais je n'avais aucun remord à le dépenser pour une chambre d’hôtel et tout les frais quotidiens et tout cela à cause d'une simple scène. Le soir de l'entretien, je retournais à mon hôtel, dépité, voir même en colère, je ne voulais plus réfléchir, plus penser à cet échec cuisant, j'avais donc décidé de m'arrêter au bar à côté de l’hôtel, dans l'idée de noyer toutes mes pensées négatives dans un verre ou deux. Je me suis assis en terrasse face à la rue. Il faisait légèrement frais et il y avait encore un peu de monde dehors. J'ai commandé une bière, allumé une cigarette et je me suis senti tout à coup très bien. A l'intérieur passait une vieille musique qui me rappelait une époque agréable de ma jeunesse. Et c'est là que la scène est arrivée, juste à côté de moi, à quelques tables plus loin. Un homme était assis ici depuis un moment (il était déjà là à mon arrivée), il semblait grelotter sous sa veste et avait la mine renfrognée et inquiète. Il faisait cogner son pied sur celui de la table tout en regardant à droite et à gauche toutes les cinq minutes. Et puis une femme est arrivée. Elle était encore à l'autre bout de la rue mais je voyais à leurs regards que c'était elle qu'il attendait et que c'était lui qu'elle rejoignait. La femme avançait d'un pas rapide, les jambes serrées dans une jupe tailleur, ses talons claquaient sur le sol et je n'entendais plus que ce son là. Plus elle se rapprochait et plus son visage m'apparaissait. Elle était entre deux âge, les traits fins, les yeux noirs, profonds, les cheveux attachés en chignon. Elle arriva devant l'homme et il se leva brusquement pour lui montrer de la main le siège en face de lui. Elle s'assit sans trop oser le regarder puis il commanda deux verres. A cause du bruit ambiant je n'entendais pas ce qu'ils se disaient. Je le voyais parler beaucoup et elle ne semblait pas très à l'aise. Et puis soudain, après peut être une heure de discussion retenue, elle s'est défait les cheveux. Elle a retiré son chignon pour laisser ses cheveux tomber librement sur ses épaules et son cou. Ce geste m'a troublé. Qu'avait il dit ou fait pour que tout d'un coup elle ose cet acte, plutôt intime, alors que l'instant d'avant un mur invisible, mais palpable, les séparait. Elle a souri, il a cessé de taper son pied frénétiquement sur la table. Ils ont fini leurs verres et sont partis main dans la main. Ils semblaient tout à fait heureux. Croisant mon regard l'homme m'a salué gentiment et la beauté de ce couple m'a bouleversé. J'étais là, la respiration coupée, ma cigarette consumée, jamais je n'avais ressenti un tel sentiment devant une scène, somme toute banale. Était ce cette femme si belle, était ce l'évolution de leurs regards qui était passé d'une méfiance certaine à une tendresse partagée ou encore cet homme qui m'avait salué et qui de ce fait m'avait mêlé pour un vague instant à leur histoire, me faisant partager leur intimité. Cet intime, oui cet intime que j'avais touché du doigt, cet intime, anonyme finalement, m'avait bouleversé. Je rentrais à l’hôtel, sobre, mais bien loin de mes mauvaises pensées. Alors voilà pourquoi je ne suis pas rentré chez moi après mon entretien raté et pourquoi j'ai décidé de rester. Dès le lendemain et tout les jours suivants, je me trouvais un nouveau bar, un nouveau café. Je prenais de la monnaie pour les bières, un paquet de cigarettes et un livre pour garder contenance. Je m'asseyais à une table, j'écoutais de la musique ou parfois pas et je laissais mes yeux vagabonder sur les gens, sur les choses. Je regardais leurs visages, leurs gestes. Les petits hasards, les petites maladresses. Les choses qui se cassent, les gens qui se rencontrent, qui s'embrassent, qui se bousculent. Ceux qui mendient, ceux qui jouent de la guitare, ceux qui s'assoient ou ceux qui marchent rapidement parce qu'ils sont en retard, parce qu'ils fuient ce que moi j'observe. Tout est beau. Et si c'est laid alors c'est quand même beau d'avoir remarqué cet instant. Je suis pleinement heureux, parfois je prends des notes. Je repense souvent à cette femme et à ses cheveux. Je rêve d'elle et espère tout les jours la recroiser. Je sais que je dois bientôt rentrer, que je n'ai presque plus d'argent, que je dois travailler. Mais je ne me rends plus compte. J'observe les gens se frôler sous les tables, j'observe leurs mains, leurs regards. Quand je rentre le soir en métro, je sens les vibrations de ce dernier, je m'assois à côté d'une fille, d'une femme, plus rarement d'un jeune homme, je laisse mon corps tout doucement frôler le sien, debout j'agrippe les barres, quand il y a trop de monde je me colle à un corps, je sens la texture de son vêtement, de sa peau, je respire ses cheveux, son parfum. C'est devenu le seul contact que j'ai. Je ferme les yeux et je me laisse envahir. Le gens s'imaginent juste que je suis fatigué de ma journée de travail et que c'est pour ça que je ferme les yeux, d'autres le font. Mais je suis bien éveillé. Si je n'observe plus, je ressens. L'autre nuit, j'avais beaucoup bu, c'était le dernier métro. Une fille était endormie contre la vitre, son ami en face aussi. Je me suis assis à côté d'elle et j'ai posé ma main sur son genou nu, il était froid et dur mais la peau était douce, je le caressais doucement puis remontais sur le haut de sa cuisse, tout en regardant son ami. J'aurais pu mourir à cet instant, j'étais tombé amoureux du monde entier mais le monde entier était comme ces deux jeunes gens, il ne me voyait pas. Il ne me voyait pas les observer, les toucher malgré tout mon amour et pourtant cela ne me rendait pas malheureux. Mon dieu, jamais, jamais je ne pourrais retourner chez moi, jamais je ne pourrais retourner travailler. J'ai juste besoin de me perdre pour toujours en chacun d'entre eux.


"Nuit tu me fais peur, nuit tu n'en fini pas..."

3 commentaires:

CENTiNEX a dit…

C'est très joliment écrit, comme d'hab.
Je crois que c'est en plus quelque chose qu'on a tous fait, un jour a une terrasse de bistrot, que de regarder les autres. On peut vraiment y passer des heures.

Julie a dit…

Fantastique ce texte. Vraiment. Cet expérience, de se poser dans un endroit, pour juste déguster la beauté du détail des autres, oui, je vois bien. Ce que j'aime, c'est la continuité qui s'écoule dans ce récit.

Anonyme a dit…

Beau tout simplement et très bien écrit. bravo