Je me glisse sous les draps, éreinté par la journée. Je repense aux évènements point par point, minute par minute, comme si dans le noir, ils étaient plus clairs. Les formalités, les poignées de mains, les signatures, les messes basses, les adieux, les pleurs. Et puis mon esprit se déconcentre de cette décortication, l'image de Paul tapisse mon inconscient.
Ton visage apaisé est une claque qui me laisse le plus seul au monde. Je me remémore nos moments ensemble et une conversation me revient. C'était dans un café, un matin (toi qui ne parlais pourtant jamais les matins) tu étais, comme parfois, même avec moi, étrangement lointain. Tu écrasais sous ton doigt les grains de sucres solitaires. Je m'étais lancé:
"Paul, tu sembles si seul, si triste, mais qui t'a donc fait tant souffrir?" (Silence, il lève la tête.)
"Le temps qui passe." (Nouveau silence, puis il reprend:)
"Vois tu, le présent, au sens strict, est furtif, l'instant est déjà passé, l'instant est mort. Quand on est jeune on se dit que ça vaut quand même le coup, si l'on a compris comme toi ou si l'on est chanceux on vit chacun de ces instants avec intensité. Les bonheurs et les peines passent mais nous construisent, comme un tempête qui modifie l'aspect de la terre. On s'éboule, on se noie, on se multiplie, on pousse, notre terre enchaine des cycles infinis de pluies diluviennes, de sécheresses arides et de rayons doux et chaud. Mais chez nous, les hommes, il arrive un moment où nous sommes plus ou moins complet, où nous arrivons à la fin de tout ces cycles, où le calme se fait sur nos vies, où le présent, bien que fugace, est un ennui, un poids énorme. Nous savons que le futur n'est plus pour nous, alors il nous reste le passé. Nous repensons (si nous jouissons encore de la mémoire...) à chaque instant passé avec soit tendresse, soit amertume.
Quand à moi, le temps qui passe m'avait laissé simplement seul. Dépouillé de tout attachement. Chaque sentiment, quoi qu'on en dise ne marche qu'au présent (et -donc- au passé). J'ai beaucoup aimé, j'ai aimé follement, la réciproque jamais (ou elle ne durait pas), chaque échec me plongeant un peu plus dans la solitude. Cette solitude qui fut au début une compagne, se transformait un peu plus en monstre parasite, chaque fois que les chiffres de mon âge grossissaient. Plus mes 3 se muaient en 4, mes 4 en 5, plus ma solitude était cruelle, tenace, impénétrable. Et moi, pourtant encore rêveur, je me voyais impuissant lui obéir, lui laissant montrer les crocs à chaque pénétration, n'étant plus assez fort ni habitué pour me fracasser contre la solitude des autres. L'âge m'apporta tout de même un peu de sagesse et d'apaisement, quand le poids de la solitude m'oppressa trop, je m'avoua, à demi mot, vouloir y remédier. Mais tout le temps passé à me perdre loin des autres m'horrifia alors. L'impression d'avoir gâché mes chances d'être heureux, par bêtise et lâcheté (même si pour d'autres choses cela m'apporta beaucoup). Les jours passaient plus vite que mes blessures, j'avais peur qu'il soit trop tard, je voulais retenir le jour quand la nuit tombait, retenir la nuit quand le jour se levait, mais à chaque fois, impassible le monde tournait, le soleil se levait et brûlait mes yeux secs. Rien ne changeait. Et la vieillesse bien sur, ne plus se sentir utile, désiré et je sais que c'est pire pour une femme. Et les amis, les proches, qui partent, disparaissent, meurent, oublient, les instants bons ou mauvais, qui ne se rattrapent pas, ne reviennent jamais.
Je me demandais souvent pourquoi, pourquoi je n'étais jamais arrivé à faire naître l'amour chez quelqu'un, pourquoi j'étais trop fier et si peu aimable, pourquoi je ne pouvais pas être comme tout les autres. Rentrer dans ce moule si évident pour tout le monde. J'aurais même préféré être malheureux à deux. Pour au moins savoir, pour au moins avoir le choix de partir ou de rester, d'aimer ou d'oublier. Mais j'étais seul et les jours filaient droit dans la tombe et la poussière. Pas d'enfants, pas d'amour, une vie palpitante, remplie, mais pas remplie ici, contre mon corps la nuit. Rien. Sous mon corps sous la terre, rien.
Et puis à plus de soixante ans, je t'ai rencontré. Tu as su me guérir du temps qui passe, ou du moins l'apaiser. Comme je t'en ai voulu d'être arrivé si tard. D'avoir vécu tant de choses sans moi. D'avoir aimé avant moi. Mais comme je t'ai aimé, immédiatement. J'ai eu peur de commencer je me sentais trop vieux, fini, balayé, trop solitaire, incapable d'être simplement de bonne compagnie. Mais tout était simple avec toi, tout l'est encore. Est ce parce que c'est toi ou simplement moi qui n'ai jamais essayé et n'ai donc pu que douter? J'ai eu peur de commencer, oui. Et maintenant j'ai peur de la fin. Si tout continuait après la mort je te dirais aujourd'hui que je t'aime, pour toujours."
Nous nous étions embrassé pour la première fois en plein jour, dans ce café sordide et bien que mon égo de jeune homme fut alors revigoré par ces révélations je me souviens t'avoir demandé si parfois tu ne te sentais pas encore seul même avec moi, mais tu n'avais répondu que par un pauvre sourire.
C'est vrai Paul, le présent est bien trop éphémère. Peut être est ce pour ça que chaque amoureux veut graver son amour "pour toujours". Que ces mots sont tristes quand j'y pense. Le saint Graal idéal. Mais comme je les comprends ces mots, comme je les ressens. A travers la nuit, la raison et le temps.
Le temps qui passe t'a rendu infiniment seul, les jours distillant la peine dans chaque recoin de ton âme fatiguée. Pour moi aujourd'hui le temps c'est toi. Le ciel est gris, ma terre a tremblé. Car aujourd'hui Paul, je t'ai enterré.
2 commentaires:
Ce texte est magnifique, tu sais trouver les mots justes, pour moi ils le sont.
C'est vraiment douloureux, à mesure que c'est beau. Mais s'il faut survivre jusqu'à soixante balais pour en arriver là, pourquoi pas, pourquoi pas...
Pour reprendre les mots d'un être détestable "La retraite est comme la femme de ma vie : je risque d'être mort avant de la toucher"
Quelle tragédie pour qui reste après la fin néanmoins.
Enregistrer un commentaire